P. Caspard: La famille, l’ école, l’Etat

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Titel
La famille, l’ école, l’Etat. Un modèle helvétique, XVIIe-XIXe siècles


Autor(en)
Caspard, Pierre
Erschienen
Bruxelles 2021: Peter Lang/Brussels
von
Giliane Kern

« Dans les régions développées de l’Occident moderne, les parents ont été nombreux à vouloir assurer à leurs enfants, garçons et filles, une bonne maîtrise de leur langue, parlée, lue et écrite. Les raisons qui étaient les leurs, les moyens qu’ils se sont donnés, les résultats qu’ils ont atteints, font l’objet du présent livre. »

Grand connaisseur de l’histoire moderne neuchâteloise, l’historien français Pierre Caspard est également un spécialiste de l’histoire de l’éducation en France et en Suisse. De 1977 à 2010, il a été le directeur du Service d’Histoire de l’éducation.

L’ouvrage La famille, l’ école, l’Etat : un modèle helvétique, XVIIe-XIXe siècles est un regroupement de différents articles de l’auteur sur le sujet de l’éducation dans le Pays de Neuchâtel à l’époque moderne, Principauté devenue Canton suisse en 1814 puis République en 1848. Ces articles ont été publiés entre 1994 et 2017 dans différents ouvrages et revues (les articles originaux sont mentionnés aux pages 219-220) et ont été retravaillés pour former un tout cohérent (un livre en neuf chapitres).

L’auteur s’appuie sur sa connaissance du terrain neuchâtelois, dont la taille modeste et l’administration essentiellement locale permettent d’approcher au plus près des personnes concernées (familles et élèves), pour décrire le fonctionnement du système éducatif entre le XVIIe et le XIXe siècle.

Les deux premiers chapitres (« Instruire ses enfants : les raisons et les moyens » et « Les valeurs éducatives familiales : Suisse romande et France ») se concentrent sur les besoins et le rôle des familles dans l’éducation de leurs enfants et sur l’organisation d’un système scolaire au sein des communautés villageoises. Ce contexte de démocratie directe exercée au niveau communal permet ainsi de mutualiser les moyens d’enseignement (financement collectif, salaire du régent, maison d’école, soutien aux indigents). Pierre Caspard met également en évidence différents systèmes scolaires qui coexistent pour les familles : instruction familiale à domicile, préceptorat collectif, écoles communales annuelles, temporaires, du soir, etc. Contrairement aux idées reçues, le rôle des pasteurs dans la mise en place de ce système éducatif est minime. Le système scolaire des communautés sera contrôlé par l’Etat dès le XIXe siècle, puis repris et homogénéisé, pas à pas, à l’échelle cantonale après l’avènement de la République en 1848.

Le chapitre 3 (« Les politiques communales du temps scolaire ») développe plus particulièrement l’organisation du temps scolaire entre l’« hiver » (avec une fréquentation importante de l’école, sanctionnée par la visite annuelle de l’école) et l’« été » (temps scolaire moins intense, entrecoupé de vacances diverses et d’autres travaux des enfants et adolescents). Cette organisation annuelle du temps scolaire est très dépendante des réalités économiques, agricoles et commerciales de chaque communauté, foires et travaux agricoles en premier lieu. L’auteur s’intéresse également à l’organisation du temps journalier (en particulier les écoles et cours du soir) et hebdomadaire (avec une place particulière pour l’école de catéchisme le dimanche).

Le chapitre 4 (« Réglementer l’école, entre coutume, innovation et inspection ») est consacré au fonctionnement de l’institution scolaire elle-même dans le contexte démocratique de la communauté. Trois règlements scolaires pour la commune de Saint-Blaise entre 1619 et 1832 détaillent sur la durée l’organisation de l’école, le contenu du programme scolaire, les méthodes d’enseignement utilisées, l’efficacité de celles-ci ou encore les responsabilités et le traitement du régent. L’institution ne saurait fonctionner sans le contrôle de l’inspection scolaire citoyenne et l’« expertise » des parents.

Le chapitre 5 (« Des institutrices publiques avant la République ») met en valeur le rôle invisible des femmes dans l’enseignement comme auxiliaires du régent. En effet, face à des effectifs parfois très élevés en hiver, le régent ne peut seul s’occuper de tous ses élèves et son épouse, sa sœur, parfois sa fille jouent un rôle prépondérant dans l’encadrement scolaire. Ces auxiliaires féminines de l’époque moderne deviendront les institutrices de la République : en 1851, une enquête du Département de l’éducation publique révèle que, sur un total de 254 enseignants dans le canton, il y a 102 institutrices en exercice (soit 40% du corps enseignant). Les salaires des institutrices sont bien inférieurs à ceux des instituteurs.

Les deux chapitres suivants (« Apprendre à parler, à lire, à écrire, à compter en famille et à l’école » et « Apprendre la langue de l’autre ») décrivent les méthodes d’apprentissage dans les familles et à l’école, d’une part pour la maîtrise de la langue française parlée et écrite au détriment des patois, d’autre part dans l’apprentissage de la langue allemande si importante pour une région située non loin de la frontière linguistique. Un chapitre entier est consacré à la pratique des « changes » par l’expatriation et les échanges linguistiques avec la Suisse alémanique (et ses dialectes) ou avec l’Allemagne.

Le chapitre 8 (« De la ferme à la Sorbonne : le parcours d’études d’un Jurassien ») détaille le parcours individuel de Simon-Pierre Jacot-Guillarmod, dont les archives familiales permettent de retracer le destin. Né en 1803 dans une ferme au Bas-Monsieur non loin de La Chaux-de-Fonds, son père, horloger-finisseur, possède une exploitation agricole et une petite société de commerce qui vend des productions horlogères au Portugal et au Brésil. Simon-Pierre commence son éducation de façon poussive en famille avec ses frères et sœurs puis chez un maître « donneur de leçons ». A 15 ans, il quitte l’exploitation familiale et fréquente un établissement scolaire à Bienne, ce qui lui permet de se familiariser avec l’allemand et avec de nouvelles branches comme le latin, l’anglais ou encore la danse et la gymnastique. C’est au collège de Bienne qu’il décide de sa « vocation » d’avocat et d’aller faire des études de droit à Paris. Là, il fait appel à un « entrepreneur du baccalauréat » pour se préparer aux examens en vue de s’inscrire à la Sorbonne.

Le dernier chapitre (« Dans l’industrie : résultats scolaires et devenirs professionnels ») fait le point, à partir de données plus statistiques de la manufacture d’indiennes de Cortaillod, sur le rapport entre résultats scolaires et devenir professionnel de différentes catégories d’ouvrières et ouvriers.

Enfin, la conclusion décrit le passage progressif au XIXe siècle – dans un contexte de crise démocratique communale et de nouvelles idéologies éducatives en Occident – du système éducatif familial et communautaire à une reprise graduelle de ces tâches par l’Etat, devenu républicain en 1848. Les besoins accrus d’homogénéité des pratiques scolaires à une échelle régionale, puis nationale, pour une population de plus en plus mobile, aura finalement raison de cet Ancien Régime scolaire. Le nouveau régime contribuera à dénigrer et caricaturer l’ancien système pour mieux légitimer les nouvelles institutions, au point que le système éducatif familial et communautaire qui avait fait ses preuves pendant plusieurs siècles va disparaître de la mémoire collective.

Le livre de Pierre Caspard analyse deux sujets peu étudiés par les historiennes et historiens : l’histoire et le fonctionnement des institutions communales et l’histoire du système éducatif.

Pour qui s’intéresse à l’histoire des communes neuchâteloises, outre quelques monographies locales de qualité inégale et d’articles souvent anciens dans le Musée neuchâtelois (ancêtre de la Revue historique neuchâteloise), l’ouvrage de référence reste la somme, entre 1893 et 1925, des 6 volumes du Canton de Neuchâtel : revue historique et monographique des communes du canton de l’origine à nos jours (avec de nombreuses ill. originales, des reproductions d’anciennes gravures et quelques cartes) par Edouard Quartier-La-Tente, assisté de Louis Perrier et Edouard Quartier-La-Tente fils. Ces volumes décrivent, pour chaque commune, le territoire et les particularités locales, l’histoire, la vie religieuse, la vie scolaire et les personnages marquants. Toutefois ils reflètent les connaissances historiques au tournant des XIXe et XXe siècles, dont plusieurs ont été remises en cause depuis lors. Edouard Quartier-La-Tente s’est en outre appuyé sur des correspondants locaux dont la fiabilité est très variable.

Une nouvelle histoire des communes neuchâteloises reste à écrire en reprenant les apports bibliographiques les plus récents, en y incluant cette partie importante dans le fonctionnement communautaire qu’est le développement du système éducatif.

Pour analyser le système scolaire neuchâtelois, Pierre Caspard a utilisé des sources institutionnelles et non-institutionnelles, ce qui permet d’avoir une vision de l’éducation à l’époque moderne à hauteur d’élève. Parmi ces sources, relevons des archives de familles écrits personnels comme des correspondances, journaux ou souvenirs. Ces sources publiques et privées proviennent de diverses institutions telles que les Archives de l’Etat de Neuchâtel, les bibliothèques publiques de Neuchâtel, de La Chaux-de-Fonds et du Locle, les Archives de la Vie Ordinaire et de certaines communes neuchâteloises.

Pierre Caspard propose une histoire des institutions, mais donne également la parole aux familles et aux élèves et ne néglige ni la place des femmes « invisibilisées », ni l’importance des langues (patois et allemand en premier lieu) dans l’enseignement, bref, tout ce qui peut constituer un « système » éducatif. La diversité de sources lui permet d’illustrer son propos avec des exemples de différentes communautés neuchâteloises de tailles diverses, tant des communes viticoles du littoral que des communes agricoles et indus- trieuses des vallées et des montagnes.

Enfin, en se focalisant sur l’exemple neuchâtelois, Pierre Caspard ne néglige pas d’autres comparaisons géographiques, en particulier avec la France, pour montrer que son « modèle helvétique » est peut-être plus universel (pour l’Occident moderne) qu’il n’y paraît.

Zitierweise:
Kern, Giliane: Rezension zu: Caspard, Pierre: La famille, l’ école, l’Etat : un modèle helvétique, XVIIe-XIXe siècles, Bruxelles 2021. Zuerst erschienen in: Revue historique neuchâteloise, 2022, pages 241-224.

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Zuerst veröffentlicht in

Revue historique neuchâteloise, 2022, pages 241-224.

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